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Reflexion

2020, la fin des agences digitales

Nicolas Matrat

·8 min

Soyons honnêtes : le numérique et les technologies associées ont une croissance telle qu’il est impossible même pour nous, développeurs, d’anticiper leur évolution. Nous prenons le risque de devenir experts d’une technologie très vite remplacée par une autre plus simple et plus pratique, la rendant soudain tout à fait obsolète.

C’est d’ailleurs le souci que rencontrent beaucoup d’agences digitales.

À la question “quel est votre domaine d’expertise ?” il est souvent difficile d’établir une liste exhaustive des compétences tellement la liste est longue ou difficile à nommer précisément à un instant donné. En témoigne sur LinkedIn l’émergence de bon nombre de nouveaux titres de postes censés regrouper cœur de métiers, soft-skills, voire tempéraments. Certains RH deviennent Chief Happiness Officers, certains créatifs des Creative Ninjas et quelques développeurs des Creative Technologists.

Le numérique est en perpétuel mouvement et en accélération. Et plus que jamais, les métiers deviennent hybrides et évolutifs.

Comment dès lors tenter d’organiser ce qui semble être en constante transformation ?


Les deux grandes approches classiques.

Pour faire face à cette explosion des métiers et conserver une logique d’expertise, deux types d’agences n’ont pas tardé à se dessiner :

  1. Les agences ultra-spécialisées, celles qui se concentrent sur des pôles de compétences précis, avec le risque d’être hors-jeu si le besoin se fait moindre ; tout en conservant une bonne chance de devenir indispensables si leur savoir-faire devient incontournable.
  2. Les “gros” acteurs, ces agences qui veulent internaliser et maîtriser l’ensemble des compétences en intégrant les expertises qui leur manquent. Ces agences s’appuient sur un nom déjà bien ancré dans la profession et une assise historique pour absorber le premier type d’agence et proposer des services tout-en-un.

Mais à ces défis organisationnels liés à la technique, les agences doivent maintenant faire face à de nouveaux défis humains : l’internalisation des compétences par les annonceurs et la montée en puissance des travailleurs autonomes, les freelances.


Intégrer pour mieux contrôler.

Le numérique est devenu critique pour une marque, que ça soit en termes d’image ou de business. Ce n’est plus seulement un support parmi tant d’autres. Il représente maintenant 50% des investissements publicitaires globaux.

Le risque est devenu trop grand pour être externalisé à 100% et confié intégralement à une agence. Les annonceurs accélèrent donc l’intégration de ces compétences fortes et indispensables à leur croissance. Une internalisation rendue possible à coup de salaires au-dessus des standards du marché et avec des avantages souvent impossibles à proposer par les agences.

Cette intégration des professionnels du digital au sein des marques a plusieurs effets néfastes sur les agences digitales :

  1. Elle prive directement les agences digitales de talents potentiels à l’embauche. Pire encore, le passage de l’un à l’autre semble ne se produire que dans un sens. Les agences digitales se font tièdes à l’idée de chercher des talents chez l’annonceur. Il n’y a pas d’échange de talents entre annonceurs et agences, il n’y a que des allers simples.
  2. En armant ses rangs de professionnels du digital, les annonceurs privent les agences d’une certaine liberté d’action. Avec leurs talents sortis tout droit des agences, l’annonceur prend un contrôle de plus en plus poignant sur la création et les idées. L’annonceur a lui aussi une expertise à revendiquer. Et puisqu’il reste le client, il a davantage de raisons pour imposer sa volonté au détriment des conseils de son agence.

Pour les agences, il ne s’agit plus seulement de recruter des talents, il s’agit de les garder.

Il est d’autant plus difficile d’internaliser des équipes solides qu’une alternative au CDI apparaît de plus en plus alléchante.


La montée en puissance des freelances.

Dans le monde tech et créa, porté par l’accès simplifié au régime de micro-entrepreneur, le freelancing occupe une place plus importante chaque année. Début 2019, on peut trouver 900 000 freelances rien qu’en France (soit plus de 16% de la population active). Et cela progresse de façon exponentielle si on en croit les chiffres des annuaires de Freelances. Un mode de travail qui séduit par la flexibilité et la liberté qu’il apporte, et qui plaît à la jeune génération trop heureuse de trancher avec le sacro-saint CDI que chérissaient leurs parents.

La vague freelance n’est pas seulement un nouveau modèle économique, c’est le reflet d’une remise en question des rapports entre le travail et l’individu. L’ubérisation de l’économie et la multiplication des plateformes de freelances ne peut être la seule raison d’une telle (r)évolution. En agence, qui n’a jamais vu partir un collègue vers un métier tout à fait différent, et parfois même farfelu ? Les départs se font même de plus en plus précoces, la trentaine à peine entamée. L’un devient cuisiner, l’autre créé sa ligne de vêtements, les bureaux se vident parce que quelque chose manque : du sens à ce que l’on fait.

Travailler ne suffit plus, il faut être utile et aligner ses convictions personnelles et ses activités professionnelles. Le rapport au travail a évolué et la quête de sens devient primordiale dans le choix de son activité professionnelle. Être libre de pouvoir choisir ses clients et ses projets pour être en phase avec ses valeurs ou ses aspirations est permis grâce à ce fonctionnement en totale autonomie. D’une certaine manière, le freelance permet le contournement des contraintes incompatibles avec l’idée de bien-être et de composer plus librement entre temps personnel et temps professionnel.

L’avenir des agences et donc à l’image du monde actuel, en pleine mutation. Alors comment s’adapter en continu aux évolutions des tendances et des besoins ? Probablement en repensant la structure figée des agences digitales traditionnelles.


Une nouvelle alternative : la fluid agency

Plutôt que de compter uniquement sur ses ressources internes, un nouveau type d’agence émerge pour proposer une organisation plus fluide. Ces agences décloisonnées se présentent comme un écosystème réunissant des cadres internes qui capitalisent sur les travailleurs autonomes et la complémentarité de leurs expertises. Un système hybride en somme, offrant la possibilité de choisir et de composer des équipes qui soient affinitaires, sur-mesure et pluridisciplinaires pour répondre à des besoins plus globaux.

L’ “agence” est en fait constituée de quelques chefs d’orchestre, de médiateurs qui animent et pilotent les projets en faisant appel à la bonne personne au bon moment parmi une communauté d’experts, qu’ils soient freelances ou même issus d’une agence ultraspécialisée. Ces managers assurent la fonction de contrôle et de coordination indispensable pour la bonne conduite du projet, comme dans une agence classique. Ils sont les garants du résultat final et le seul interlocuteur de leurs clients.

Ces managers font appel à des freelances, souvent les mêmes, des partenaires de confiance avec qui ils ont déjà travaillé. Ils connaissent parfaitement leurs forces et leurs limites, leurs différents domaines d’expertise, et composent une équipe en fonction des besoins. Maxime est doué en SEO mais Alice est meilleure en rédaction pure ? Ils ne travailleront pas sur les mêmes sujets. Une démarche qui vise l’efficacité, mais qui permet surtout d’intégrer plus rapidement les évolutions technologiques.

L’intégration des compétences est donc paradoxalement rendue possible par la “non-intégration” de ces compétences dans la structure organisationnelle. L’agence décloisonnée est le point de contact pour les annonceurs vers une multitude de talents identifiés qui travaillent ensemble de façon ponctuelle.


Un nouveau mode organique de fonctionnement.

Bien sûr, ces agences décloisonnées n’ont pas la prétention de voler les clients historiques des grandes agences digitales. Elles se positionnent plus comme une alternative proposant des “microservices”.

Les microservices sont, dans le monde numérique, une façon différente de construire un logiciel. Plutôt que de le concevoir de façon linéaire, où chaque élément est indissociable du précédent, les microservices proposent de créer des petits “blocs”séparés qui fonctionnent en synergie. Ces composants, indépendants et développés séparément, permettent d’optimiser le développement des applications. Mieux, l’ajout ou l’amélioration de fonctionnalités est simplifiée lorsque les développeurs n’ont pas à se plonger dans un code unique et très complexe.

De la même façon, les agences décloisonnés proposent de mettre à disposition des annonceurs des cellules ultraspécialisées, autonomes et agiles pour résoudre des problèmes précis. Un mode de pensée encore nouveau, que les agences commencent à percevoir comme bénéfique mais qui génère encore certaines réticences. Un frein porté notamment par les annonceurs eux-mêmes qui “contraignent” souvent les agences à devoir, théoriquement, faire appel à leurs seules ressources internes.

Et pourtant, avec cette course aux technologies numériques et ces talents de plus en plus spécialisés, il semble aujourd’hui presque illusoire de tenter de mettre en place une structure qui pourrait couvrir l’ensemble des besoins d’un client en intégrant toutes les compétences. À moins peut-être d’installer des couches successives de managers en tous genres pour gérer cette organisation tentaculaire. Mais à l’heure de la réunionite, ne serait-ce pas une perte d’efficacité et de performance ?


Alors, 2020, la fin des agences digitales ?

Dans la jungle digitale, seuls les plus forts ou les plus malins survivent. Nul doute que les plus grosses agences digitales s’en sortiront en absorbant toujours plus de compétences, mais il faudra qu’elles laissent de la place aux agences décloisonnées. Car la valeur d’une agence ne se résume plus aujourd’hui à son nom mais à sa capacité à animer une intelligence collective et créative autour de projets utiles.

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